36

2. Journal des Débats, 29 Mars 1832:

On lit dans la Gazette de Weimar, du 22 Mars:

»Les craintes qu’avait fait naître une indisposition qu’éprouvait M. le conseiller intime de Goethe, à la suite d’un refroidissement, se sont malheureusement réalisées et une grande faiblesse sénile s’étant jointe à la maladie, a amené tout d’un coup une crise mortelle. Son Exc. a rendu le dernier soupir ce matin, à onze heures, assis dans son fauteuil; sa mort a été douce et sans douleur; il a conservé sa présence d’esprit jusqu’à son dernier moment, qui fut précédé d’un assoupissement au commencement duquel un mouvement machinal de sa main semblait indiquer qu’il voulait écrire. Il n’avait aucun pressentiment de sa fin; car il se réjouissait ce matin de l’approche du printemps et s’était fait apporter plusieurs livres.

On apprend que les restes mortels du défunt seront déposés, lundi prochain, dans le caveau de la famille grandducal, à côté du cercueil de Schiller.«

37

Goëthe vient de mourir à Weimar. Depuis deux ans, et surtout depuis la mort de son fils, il languissait et n’était plus que l’ombre de lui-même. C’est à sa belle-fille, Mme de Goëthe, qu’il a dû les consolations et les soins pieux qui ont adouci ses jours de vieillesse. Mme de Goëthe avait pour lui un respect plus que filial, un respect religieux auquel se mêlait le sentiment de l’admiration que Goëthe inspirait à l’Allemagne et à l’Europe. Elle sentait que ce vieillard illustre était une sorte de dépôt sacré dont elle était responsable envers sa patrie.

Il y a deux ans, nous le vîmes à Weimar, il était déjà fort abattu par l’âge; son corps et son génie même pliaient sous le poids de la vieillesse; le front était encore beau et grand, mais les yeux étaient ternes et la bouche profondément ridée. Dans la conversation l’homme supérieur reparaissait encore de temps en temps; c’était surtout en parlant de luimême, de ses ouvrages et surtout de ses projets (car il en avait encore à 80 ans passés), qu’il était intéressant; [ Gräf Nr. 1869: il me disait: Je veux d’abord finir les intermèdes de mon Faust, en suite je ferai ceci; et il m’indiqua de suite deux ou trois sujets d’ouvrages. ] Chose touchante que d’entendre un pareil vieillard parler sans cesse au futur, comme s’il avait encore la vie et le génie à sa disposition!

Peu de personnes, peu d’écrivains surtout, ont vécu aussi heureusement que Goëthe. Aucune voix depuis longtemps ne s’élevait en Allemagne pour contester sa gloire et sa prééminence. Il régnait avec une paisible majesté sur l’Allemagne littéraire; il était l’objet d’une espèce de culte, il s’était prêté volontiers à ce rôle de divinité. Du reste, peu accessible, à titre de dieu sans doute, aux passions tumultueuses des hommes, il n’avait de ces passions que ce qu’il lui fallait de verve et de chaleur pour animer ses ouvrages. Poëte autant qu’on peut l’être, mais poëte maître de lui, son génie ne s’enflammait que dans ses livres. Dans sa vie, dans le monde, ce génie était discret et docile.

Goëthe gardait son enthousiasme pour écrire et son bon sens pour se conduire dans la vie. Homme de génie, qui oserait le nier? Ce n’était pas un de ces hommes que leur génie inquiète et dévore; ce n’était pas un J. J. Rousseau, victime de son imagination, et que consume intérieurement le divin flambeau qu’il fait briller devant les yeux des hommes. Goëthe a eu le génie, l’imagination; mais le sort ne les lui a pas vendus, comme à tant d’autres, au prix du malheur et de la souffrance. Il a été admiré et il a été heureux.

Admiré et heureux, c’est ainsi que Goëthe a vécu jusqu’à ses derniers jours. Rien ne l’a averti du déclin que l’âge amène pour tout le monde. Aucun blasphème n’a troublé le dieu dans sa majesté; ce roi de la littérature a régné jusqu’à 38son dernier jour. Weymar était sa cour. Il fallait voir avec quel respect son nom était prononcé; sa maison était comme le temple et le palladium de cette petite ville. Dernier reste de ces petites capitales de l’Allemagne du 18e siècle, Weymar, dans Goëthe, gardait avec un soin religieux le dernier débris aussi du grand siècle littéraire. Weimar était faite pour Goëthe, le piédestal pour la statue. Jamais accord ne fut plus parfait, et Weimar, c’était encore les habitudes, les idées, le ton du dix-huitième siècle; c’était une ville d’un autre âge, où vivait aussi un homme d’un autre âge. Goëthe, en effet, n’est pas du dix-neuvième siècle, de ce siècle agité et violent où l’on se bat et où l’on meurt pour des idées; c’est un homme du dix-huitième siècle, c’est l’homme de lettres par excellence, indifférent en politique, se souciant peu du fond des choses, mais amoureux de la forme, artiste plutôt que philosophe. Il ne se dévoue pas, comme Voltaire, au triomphe d’une idée, il ne poursuit pas un but social. Goëthe est le chantre de toutes les idées. Son imagination, comme le miroir d’un beau lac, réfléchit tour à tour les nuages qui passent dans le ciel de l’esprit humain, toutes les nuances de nos opinions. L’antiquité et le moyen-âge, la liberté et le pouvoir, la foi et l’ironie, tout cela est beau, tout cela est le monde: voilà ce que Goëthe chante dans son admirable langage. Il est vaste et varié comme l’univers, cela est vrai; mais l’univers que Dieu gouverne a une pensée et un but: Goëthe, selon nous, n’en a pas. Qu’a-t-il voulu faire, qu’a-t-il fait? quel but social et politique a-t-il donné à la littérature de sa patrie? Aucun. La littérature française au dix-huitième siècle a fait la révolution de 89; ç’a été son dernier et son plus bel ouvrage. De quel événement, de quelles institutions la littérature allemande pourra-t-elle dire qu’elle a pris l’initiative?

Goëthe me disait que le mérite qu’il revendiquait, c’est que dans ses études et dans ses livres il cherchait et trouvait toujours l’idée neuve, le point nouveau: c’étaient ses expressions. Ce jugement juste et ingénieux revient à ma pensée. Il est nouveau sur toutes choses, parce qu’il n’a de parti pris sur rien. Jamais esprit ne fut moins systématique; jamais esprit aussi ne fut plus indépendant et plus varié.

La mort de Goëthe n’est pas seulement un événement littéraire; cette mort marque pour l’Allemagne la fin d’une ère et le commencement d’une autre. Goëthe meurt avec l’ère littéraire de sa patrie, au moment où son ère politique commence. La littérature qui descend au tombeau avec Goëthe, était l’admirable expression de cet esprit de diversité et d’isolement qui fut longtemps le caractère de l’Allemagne et qui fit sa destinée politique. Aujourd’hui un autre esprit, l’esprit d’unité, anime et échauffe l’Allemagne. La vieille littérature meurt avec Goëthe à l’avènement de ce nouvel esprit. En Allemagne aujourd’hui, comme en France depuis longtemps dejà, c’est la liberté de la presse qui remplace la littérature; c’est la pensée de tous qui remplace la pensée de quelques-uns. Dans un pareil état de l’esprit, la mort de Goëthe est donc en quelque sorte un événement politique: c’est la clôture officielle d’une époque; c’est l’ouverture d’une ère nouvelle: c’est un coup de plus porté à l’ancienne Allemagne qui vacille sur ses bases. Goëthe mort, voilà encore un prestige qui lui est enlevé, et un de ses plus beaux.